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Dossier

Le RPG au service de la fiction

Suikoden - 108 PJs, un échantillon de la population locale


Lors de l'élaboration d'un RPG (ou de n'importe quel "produit" d'ailleurs), un cahier des charges est établi dans un premier temps afin d'identifier tous les objectifs à atteindre lors de sa production. Naïvement, on s'imagine que le jeu parfait serait celui qui perfectionnerait chacun de ses éléments : des graphismes dernier cri, une bande-son uniquement composée de mélodies sublimes, un gameplay novateur et rôdé au point d'absorber entièrement le joueur, une intrigue originale et pleine de surprise animée par des personnages attachants et complexes... En pratique, il s'agit plutôt de chercher une symbiose de tous ces éléments, que chaque élément mette les autres en valeur. Si un jeu a l'intention de se démarquer par son ambiance, la bande-son sera entièrement au service de l'atmosphère quitte à être discrète. Un jeu comme Mana Khemia qui souhaite avant tout mettre en avant des personnages hauts en couleur ("character-driven") va se doter d'une histoire ténue pour se laisser la liberté d'écrire des scènes jouant sur les traits de caractère de ces personnages sans trop se soucier de cohérence générale. D'autres jeux n'approfondissent leurs personnages que dans le cadre du développement de leur intrigue ("story-driven"). Bref, c'est un peu comme un orchestre, si tout le monde essaie d'attirer l'attention à lui, cela vire à la cacophonie. Aujourd'hui, en 2018, la tendance à produire des jeux en monde ouvert qui donnent la priorité à l'atmosphère et au gameplay résulte de l'attente supposée des joueurs d'un désir de liberté et d'immersion accru, et un spectacle impressionnant au premier coup d’œil. Les premiers JRPGs étaient bâtis suivant une logique radicalement différente. Les joueurs de l'époque n'ayant aucune expérience en la matière, le simple fait d'en voir un débarquer suffisait à les enthousiasmer !

L'ennemi a jeté la clé dont on a besoin dans une caverne. Pourquoi ? Comment un PNJ insignifiant est au courant ? ... Bref, on connait le lieu de notre prochaine destination, et c'est bien l'essentiel !

Ces RPGs cherchaient essentiellement à développer les mécanismes de jeu, et se contentaient d'une histoire minimaliste pour faire visiter différents lieux aux personnages, et affronter plusieurs ennemis. Lorsqu'un joueur achète un RPG à cette époque, il espère un jeu plus joli que les précédents, mais surtout une meilleure jouabilité avec une gameplay enrichi. La donne change au début des années 90s, avec par exemple la série des Phantasy Star, puis Final Fantasy VI en 1994. Les histoires ne sont plus des prétextes, mais un élément nouveau devant permettre de séduire un public élargi et de changer de dimension en terme de chiffres d'affaire. Elles se déroulent dans des univers foisonnants et font intervenir des personnages qui dépassent leur fonctionnalité d'interface entre le joueur et l'univers du jeu. Le succès populaire de ces titres est double. Premièrement, les habitués du genre ont été réceptifs à cette attention nouvelle à l'aspect fictionnel des jeux. Cela a enrichit leur expérience de jeu et la plupart sont enthousiastes. Deuxièmement, les chiffres tendent à prouver que cette évolution a effectivement entraîné un engouement de la part d'un nouveau public. Avec le recul, il y a peu de raisons d'être surpris tant l'austérité des premiers RPGs ne pouvait attirer que les personnes fascinées par l'expérience purement vidéo-ludique. Toujours est-il que ces chiffres de vente ont forcément incité les studios à engager de bons scénaristes. De leur côté, ces derniers ont certainement perçu dans ces jeux de plusieurs dizaines d'heures des possibilités nouvelles, ainsi qu'un accès direct à un public nombreux. On entre alors dans un âge d'or de la fiction vidéo-ludique japonaise, bref mais intense.


C'est dans ce contexte que Konami débute l'édition de la série des Suikoden, aujourd'hui réputée pour mettre tous les aspects du jeu au service de son histoire, de ses personnages et surtout de l'univers dans lequel elle se déroule. Il est par exemple notoirement connu que les Suikoden ont toujours eu un temps de retard d'un point de vue technique et graphique. Une façon peut-être flatteuse de le comprendre est d'estimer que ce retard technologique a permis une meilleure prise en main des outils pour aboutir au résultats souhaités en terme d'ambiance, et que dans le même temps cela a permis un temps d'écriture plus long. Le fait que les Suikoden ont tendance à bien vieillir appuierai plutôt cette idée. Ceci étant dit, sur le papier, l'histoire de révolte contre un empire corrompu du premier Suikoden ne révolutionne rien. Au contraire, l'histoire de Final Fantasy VI est proche dans les grandes lignes et jouit au passage d'une réputation bien plus flatteuse que celle de Suikoden. Quel est donc l'apport du jeu ? Sans rentrer dans les détails, malgré un argument similaire, les scénarios portent des enjeux de dimensions incomparables. Suikoden raconte un énième soubresaut d'une période très chaotique d'une zone géographique donnée, et se rapproche plus en ce sens d'une campagne de jeu de rôle sur table. Final Fantasy VI ne relate pas exactement la fin du monde, mais la fin d'un monde, avec ce qu'on peut littéralement qualifier d'apocalypse. On est d'ailleurs amené à penser que la carte du monde visitée pendant le jeu contient le monde entier, là où les personnages des Suikoden font fréquemment mention d'autres personnages, nations et régions géographiques, relativisant l'importance des événements qui nous sont contés, afin de les placer dans un contexte plus large et laisser toute leur place aux épisodes suivants.


Avec un peu de recul, on constate que les scénarios qui consistent en définitive à sauver le monde ou à empêcher un être malfaisant d'en prendre possession sont bien plus nombreux que ceux qui, à l'instar de Suikoden, décrivent avant tout un enjeu local dans le temps et l'espace. La raison derrière ces objectifs bigger than life est assez simple à analyser. En effet, il est nettement plus stimulant d'être le dernier recours d'un monde en péril que trouver les bons produits pour nettoyer son linge. Ainsi, par une surenchère constante des enjeux et des situations, le joueur est totalement extirpé de toute forme de réalisme qui pourrait limiter la dimension épique de l'aventure qu'on lui propose. De ce point de vue, Suikoden prend le risque de ne pas plaire immédiatement. Surtout, il renonce aux twists et autres rebondissements qui impressionnent sur le coup, et camouflent la vacuité de l'intrigue.

Si l'équipe de développement de Suikoden a focalisé une grande partie de son attention sur l'aspect fictionnel du jeu tout en délaissant les grosses ficelles, en quoi exactement a consisté le travail effectué ? Deux particularités assez uniques, le nombre de personnages et la vision à long terme à l'échelle de la série, caractérisent les Suikoden. Je vais m'attacher ici essentiellement au traitement des personnages dans ce contexte.

Note : Outre les spoilers de Suikoden, le dossier contient aussi un certain nombre de références explicites à Final Fantasy VII, qui sert de référence. Les remarques relatives aux autres Suikoden et à d'autres jeux ne comportent pas de risques à ce niveau, toutefois un passage vers la fin (2ème partie) est consacré à la série d'animation Tengen Toppa Gurren Lagann, avec un spoiler majeur.



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Stallion, un héros pas banal !

Deux passages jouent un rôle fondamental et irremplaçable lors de la construction d'une histoire : son début et sa fin. Ne pouvant être mise en valeur ou prolongée par la scène qui suit, la conclusion se doit d'être l'aboutissement de tout ce qui précède. Le joueur mûrira ensuite l'impression laissée par la fin du jeu, quand il pouvait évacuer son ressenti afin de se concentrer sur le passage suivant pour les autres scènes. Le rôle d'une conclusion est donc d'imprimer durablement l'imaginaire du joueur de façon satisfaisante. Cela n'affecte pas forcément les ventes du jeu, mais cela joue pour beaucoup dans la réputation du soft et de son équipe de développement, et donc dans la viabilité d'une série ou même d'un studio à moyen, voire long terme. Il faut se souvenir que des séries comme Lost ou Dexter étaient très suivies et au centre de discussions enflammées lors de leur diffusion, avant de devenir sujets de moquerie et rayées des listes des séries TV à voir absolument après leur saison finale quand d'autres séries, telle The Wire / Sur écoute, ignorées lors de leur diffusion, ont bénéficié d'un bouche à oreille ultra favorable, et donc de ventes DVD & co importantes.


L'introduction joue également un rôle déterminant puisque c'est par elle que le joueur pénètre dans l'univers du jeu et fait connaissance avec le protagoniste qu'il incarnera durant des dizaines d'heures. En effet, on a tous eu l'occasion de constater à quel point la première impression est parfois indélébile, ou du moins comment elle conditionne tout le reste de l'expérience. Contrairement à la conclusion qui doit respecter tout ce qui a été établi précédemment, l'introduction constitue un espace de liberté totale pour l'auteur, avec des possibilités quasi infinies. Pourtant, les RPGs n'offrent étonnamment que peu de variété en la matière. Combien de fois avons-nous débuté l'aventure dans la peau d'un adolescent, orphelin ou amnésique, avec un passé mystérieux qui en fait l' "élu", dans un cadre idyllique, avant que le chaos ne surgisse et les circonstances ne conduisent notre frêle héros à devenir un guerrier invincible et rétablir la paix dans le Royaume ?


Je ne vais pas citer tous les exemples qui correspondent à ce modèle du "jeune marginal au destin grandiose", le dossier est déjà suffisamment long comme cela ! On devine aisément l'avantage d'une telle introduction, en plus de sa simplicité de conception. On se retrouve dans la peau d'un personnage quasiment aussi naïf et ignorant de l'univers du jeu que nous. On découvre ainsi les différentes zones du monde en même temps que lui, en réunissant progressivement un groupe de personnages de plus en plus étoffé autour de nous. Parmi les RPGs auxquels j'ai joué, peu s'éloignent véritablement de ce motif. Legend of Mana n'a pour ainsi dire pas d'introduction tant le protagoniste n'interagit pas avec l'univers et les personnages qui le peuplent. Shining the holy Ark ou encore Final Fantasy VII, quant à eux, ont la particularité de nous jeter dans l'histoire alors que des événements décisifs ont déjà eu lieu et que les personnages principaux sont déjà en pleine action. C'est un choix assez fort car le joueur part avec un retard de compréhension et de connaissances par rapport aux personnages, et donc son attention est immédiatement sollicitée s'il ne veut pas être largué. Il n'y a pas de phase d'adaptation, la volonté d'éclaircir les mystères entourant les enjeux et certains personnages nous aspire immédiatement. Néanmoins, ce type d'approche présente le risque d'une accumulation d'informations fastidieuse, potentiellement démotivante pour le joueur.


L'introduction de Suikoden suit assez fidèlement le prototype standard, à quelques nuances près. On incarne Tyr, le fils de Teo McDohl, un prestigieux général de l'Empire. L'adolescent est entouré d'anciens soldats dévoués qui constituent un cocon protecteur. Tyr découvre néanmoins que l'immense majorité de la population est bien loin de vivre avec autant de confort que lui, et se retrouve par une succession de circonstances tragiques à la tête d'un mouvement qui cherche à renverser le pouvoir en place. L'aspect géopolitique est certes plus développé, mais on retrouve bien dans les grandes lignes le début de Final Fantasy VI. L'introduction de Suikoden n'est au passage pas exempte de maladresses. Si la toute première scène avec Barbarosa et Windy et l'ambiance sereine et feutrée dans la maison familiale sont plutôt réussies, les chamailleries entre Ted et Futch ainsi que la première entrevue avec Leknaat font preuve d'un humour un peu embarrassant. Cette bonne humeur parfois forcée a pour objectif limpide de décrire un quotidien que ces personnages seront amenés à regretter. C'est peu dire que les événements qui vont suivre offrent un contraste saisissant avec ce début parfois futile.


Ce qui est tout bonnement remarquable dans cette introduction, c'est le soin maniaque apporté aux détails qui prendront tout leur sens au fur et à mesure du déroulement de l'histoire. Cette caractéristique, partagée avec les épisodes II et V en particulier, est révélatrice de l'approche ultra rationnelle et de la vision à long terme des auteurs. On explore avec un statut privilégié et sans s'en rendre compte ce qui n'est finalement rien d'autre que le futur camp ennemi, bénéficiant même de la sincère bienveillance de la plupart des principaux antagonistes du jeu. La toute première scène est un échange stimulant avec Barbarosa, empereur et boss final du jeu, en présence de Windy l'impératrice. Certaines phrases paraissent alors anodines, mais donneront avec le recul une certaine fatalité à la progression de l'histoire, sans parler de la scène finale qui répond presque directement à cette entrevue avec le couple impérial. La valeur ajoutée pour les personnages et le regard qu'on leur porte est inestimable. De plus, la nature cyclique de l'histoire interroge forcément notre capacité à ne pas reproduire inexorablement les mêmes erreurs. Ce n'est qu'une fois le jeu terminé qu'on comprend à quel point chaque élément s'emboîte parfaitement, révélant la cohérence d'ensemble et la finesse d'écriture du scénario, qui manque si cruellement à la plupart des RPGs.


Le joueur prend donc connaissance d'une pluie d'informations dont il ne peut soupçonner l'importance et le rôle à cet instant précis. Un nombre improbable d’événements majeurs a lieu lors des premières heures de jeu, à la limite de la précipitation. Il aurait pourtant été très simple de "diluer" cette introduction à l'univers du jeu en multipliant les missions insignifiantes sous les ordres de Kraze, ou en ajoutant des lieux permettant de prendre en main le gameplay. Il est d'ailleurs amusant de remarquer qu'une des introductions de RPG les plus longues est celle de Suikoden V, dans lequel on passe près de 10 heures à observer, pratiquement sans "jouer", le plan ennemi se mettre en place. Bien entendu, dans les deux cas, le choix opéré a une fonction précise. Dans Suikoden V, le fait d'être impuissant à contrecarrer le plan ennemi pendant 10 heures, sans même engager le combat, provoque beaucoup de frustration. C'est évidemment risqué vis-à-vis du joueur qui désire vite en découdre, et certains désignent ces 10 heures comme un ratage total. Néanmoins, cela établit des antagonistes intelligents, qui suivent une stratégie robuste, et qu'on ne pourra vaincre que sur la durée et avec un plan méticuleux. On est loin des ennemis ultra puissants et psychopathes ou vengeurs qui peuplent les RPGs, et la satisfaction d'emporter la victoire, si elle est moins instantanée, n'en est que plus profonde. Dans le cas de Suikoden, l'introduction expédiée conduit les personnages principaux à toujours réagir aux événements plutôt qu'à les provoquer, suscitant un sentiment d'urgence permanent qui ne s'éteint qu'à la toute fin du jeu.


Ce rythme très soutenu se poursuit indéfiniment. Quand on y pense, Tyr et ses compagnons ne disposent à aucun moment de période de répit pendant laquelle ils peuvent prendre calmement le temps de décider de l'action à suivre. Lors d'une mission consistant à capturer des brigands, le groupe constate la corruption et la misère des villages ruraux. Ils ont l'intention de le mentionner aux autorités compétentes, ce qui constituerait la conclusion de l'arc. À peine les portes de Gregminster franchies, Ted est convoqué par Windy qui a eu vent de son utilisation de la Soul Eater. Une course-poursuite se déclenche, et très vite le groupe, flanqué d'un type louche et brutal, entre dans la clandestinité contre son gré. C'est toujours avec l'intention de retourner dans le camp impérial et d'expliquer la situation à Téo que le groupe aide et accompagne Odessa et son groupe de résistance contre l'oppression militaire. Une heure de jeu plus tard, des circonstances tragiques conduisent Tyr à prendre la tête de ce mouvement de résistance. L'espoir d'un semblant de planification surgit après le ralliement de Lepant à notre cause. En effet, avant de pouvoir agir, le mouvement doit s'étoffer et s'organiser, et Mathiu estime que c'est le moment idéal. Néanmoins, la découverte du corps gisant de Kirkis remet à plus tard cette réflexion, car la légitimité du mouvement ne tolérerait pas de refuser d'accéder à une requête, même déraisonnable. Cette technique de chevauchement scénaristique systématique, avec un arc qui débute alors que le précédent n'a pas encore pris fin, l'absence de toute forme de transition, traduit une éternelle fuite en avant, signe d'une absence de contrôle et émotionnellement exténuante.


En plus de couper toutes les transitions potentielles entre les arcs de l'histoire, Suikoden ignore ouvertement les recettes scénaristiques de remplissage qu'on rencontre si souvent, en refusant toute péripétie qui ne serait pas absolument indispensable à l'intrigue. Pas de mission où il faut parcourir des plaines à pertes de vue pour ramasser 15 grenouilles et obtenir en échange une clé pour débloquer l'accès à la zone suivante. Le jeu propose bien un découpage en région, avec à chaque fois un des généraux à vaincre, mais cet aspect potentiellement répétitif passe au second plan au regard de ce qu'on fait dans chaque arc scénaristique. Par exemple, lors de l'arc qui voit Tyr s'opposer à Milich, le joueur ne retient pas cette opposition, qui ne se conclut même pas par un combat contre le général aux fleurs, mais l'épisode tragique concernant Gremio. La victoire contre Neclord est avant tout la confrontation de Viktor à son passé, la rencontre avec la Star Dragon Sword et surtout la projection dans l'enfance de Ted. Le passage qui voit les Dragon Knights rejoindre la rébellion est certes un épisode important dans l'alliance des forces contre l'Empire, mais l'adieu fatidique à Ted et la tragédie qui frappe Futch (difficile de ne pas faire le lien avec leur embrouille au début du jeu) sont ce qui va marquer le joueur au fer rouge. L'histoire est faite d'un seul bloc compact, que le scénario découpe en chapitres par l'intermédiaire des régions à reconquérir.


On est bien loin de la course aux cristaux dans Final Fantasy V, qui occupe à elle seule la première moitié du jeu et pendant laquelle on ne fait rien d'autre que se rendre à la location du cristal suivant, en étoffant l'équipe au passage. Cette technique scénaristique de la collecte au long court, consiste à imposer un prérequis chiffré avant de débloquer la partie du jeu qui nous permettra d'en savoir plus sur l'univers et les motivations des antagonistes. Si on nous dit par exemple qu'il faut réunir 6 éléments pour acquérir le seul pouvoir autorisant de croire à la victoire, eh bien on avance tout en décomptant les éléments manquants, sachant que l'histoire se résumera à cette chasse aux éléments tant qu'elle n'est pas terminée. Pourquoi 6 et pas 4 ou 8 ? Au sein de l'intrigue, ce chiffre est totalement aléatoire, et d'une certaine façon il mesure le niveau de l'arnaque intellectuelle de ce procédé scénaristique. Plus drôle, il permet d'évaluer le niveau de flemme des scénaristes. Quelle proportion de la durée de vie est consacrée à cette collecte ? Dans Baten Kaitos, une bonne moitié du jeu consiste simplement à parcourir les 5 îles-continents pour récupérer les End Magnus, avant de se les faire systématiquement subtiliser au dernier moment à chaque fois, comme les cristaux de Final Fantasy V d'ailleurs. Ce qu'il y a derrière cette course-poursuite ne sera abordé qu'ultérieurement. Le bilan à l'issue de ces 20 heures de jeu environ ? "Bon ça y est, on a visité les différentes îles et on a récupéré tous nos personnages, l'histoire peut (enfin !) véritablement commencer". Une aussi longue durée pour une simple "mise en place" est une sacrée facilité d'écriture quand on y pense, même si les joueurs ont fini par se familiariser avec ce type de préambule. Même chose pour les esprits (ou le nom qu'on leur donne) des Tales of, qui constituent le prérequis d'une durée variable avant de pouvoir envisager quoi que ce soit d'autre. Final Fantasy X va encore plus loin avec sa succession de Cloîtres qui prend fin juste avant le boss final et qui justifie à elle seule de visiter le monde du jeu. Certes, on apprend des choses sur le chemin et on est confronté plusieurs fois à Seymour, mais jamais on ne dévie du chemin tracé après l'heure de jeu. Seule la relation entre Tidus et Yuna évolue. Pour être honnête, j'ai un peu de mal à formuler ce reproche à Final Fantasy X, car si son histoire avance de façon arbitraire, ce n'est pas tant que les scénaristes sont incapables de construire une intrigue cohérente que parce qu'ils n'en ont ouvertement rien à foutre. Leur objectif est clairement de conjuguer l'émerveillement (décors colorés et exotiques, cinématiques en avance sur leur époque) à la tragédie intime (destin de Tidus, identité du boss final), les moyens pour y parvenir n'étant clairement pas une priorité.


Dans Suikoden, l'arc qui voit la toute jeune armée révolutionnaire s'opposer au général Kwanda est le plus dispensable à la structure du scénario proprement dit. Pourtant, on n'a jamais l'impression d'une simple étape sensée mettre en valeur par contraste les confrontations suivantes, tant elle est jalonnée par l'imprévu. Après avoir appris par Kirkis que l'armée impériale menace les populations elfes, naines et kobolds, Tyr et quelques compagnons se rendent au village elfe pour discuter de la stratégie à adopter... et finissent en prison ! Une fois délivrés par Sylvina, qu'on devine être la fiancée de Kirkis, on se rend donc chez les nains de l'autre côté de la montagne en espérant plus de coopération... L'outrance du mépris dont font preuve les nains à notre égard a au moins le mérite de nous rappeler que Tyr et ses compagnons n'ont encore aucune légitimité pour la majorité de la population du territoire. Bon, finalement on réussi à faire nos preuves et on peut enfin rentrer au village elfe, en réfléchissant à la prochaine étape de la résolution du problème Kwanda. La traversée de la montagne en sens inverse n'est donc qu'une formalité... Une fois encore, le joueur est pris de court. Constatant cruellement la vacuité de sa bonne volonté et de sa détermination, Kirkis sombre dans un désespoir abyssal, et le joueur plonge dans une profonde morosité. La réalité de la destruction de la population elfe, qui signifie également la mort de Sylvina, ne peut être exclue à ce stade du jeu. En effet, le joueur a déjà du se résoudre à abandonner Ted aux mains de Windy, et assisté impuissant au décès d'Odessa, donc il sait que le jeu ne crée pas des situations dramatiques comme de vulgaires menaces en l'air. Se pensant au plus bas, le groupe se retrouve encerclé par les forces impériales, sans issue.


Ce genre de situations, où les héros ne semblent plus avoir aucune chance de s'en sortir, est assez répandu. L'objectif recherché est de générer une tension insoutenable pour le joueur. Il y a un certain paradoxe à ce suspens car le joueur sait que le jeu ne peut pas se terminer ainsi, même dans un Suikoden où le drame surgit régulièrement quand on ne l'attend pas. On sait que cette situation "impossible" va se dénouer favorablement, mais comment ? C'est là qu'intervient généralement le Deus Ex Machina, ce procédé scénaristique qui résout de manière improbable une situation inextricable. On peut citer le "eh boss, le grand patron veut vous voir d'urgence" alors qu'il ne restait à l'ennemi qu'à enfoncer son épée dans le thorax du héros. Ou encore la maladresse de Colette dans Tales of Symphonia, qui débloque régulièrement des impasses. Dans le cas présent, Mathiu arrive avec l'armée de libération pile au bon moment, et on découvre même que Sylvina a survécu. Wait what ?! Certes, les climax sont idéaux pour faire monter l'adrénaline et procurer au joueur des émotions fortes, mais le retournement de situation permettant d'en sortir ne doit pas trop ressembler à du foutage de gueule. Bon, je suis peut-être un peu seul sur ce point, vue la popularité persistante des divertissements qui débloquent des échecs quasi-actés grâce au "pouvoir de l'amitié", et autres "who do you think I am !"


Pour que le joueur ressente la défaite comme inéluctable, aucune solution évidente ne doit être envisageable. Or, pour que la partie continue, une solution doit bien apparaître ! Cette solution ne peut donc venir que du hors-champ, c'est-à-dire d’événements qui se sont déroulés sans que le joueur en ait connaissance. Néanmoins, cela suppose généralement un timing improbable et l'apparition de personnages qui n'ont en principe rien à faire là, ou de "pouvoirs" qui étaient cachés jusque là sans explication rationnelle. Bref, de quoi jeter le joueur dans l'incrédulité la plus totale. La façon la plus simple (et la plus empruntée !) de résoudre ce problème est de passer rapidement à la suite en occultant totalement les incohérences qui viennent de se dérouler sous nos yeux ébahis. "On n'a pas le temps de vous expliquer maintenant !" Il est toutefois possible de préparer le Deus ex Machina de sorte qu'on comprenne rétrospectivement que l'intervention salvatrice ne sort finalement pas de nulle part. C'est ce choix de l'intelligence du joueur qu'ont opérés les scénaristes de Suikoden.


Dans la prison elfe, Tyr a pu faire la rencontre de deux personnages. Valeria, fière commandante de l'armée impériale habitant cette forêt, s'est retrouvé dans le cachot pour les mêmes raisons que nous. Elle va nous accompagner pour tenter d'empêcher Kwanda de détruire la forêt. L'autre personnage, Stallion, s'est retrouvé en cellule pour une toute autre raison. En effet, et lui aussi en tire une grande fierté, il a mis à profit son incroyable vitesse de course pour fuir les humains lors d'une bataille. Allez savoir pourquoi, cela a déplu aux dirigeants elfes au point d'emprisonner ce vaillant Stallion. Il s'échappe en même temps que nous lorsque Sylvina nous délivre, mais bien entendu il ne nous accompagne pas chez les nains. Cela pourrait être dangereux ! Le simple fait d'évoquer ces évènements que le joueur considère insignifiants sur le coup donne une idée limpide de ce qui a pu se produire. Stallion est peut-être un lâche revendiqué, mais cela n'interdit en rien qu'il puisse manifester sa gratitude. Certes, il ne sait pas et ne veut pas se battre, mais personne ne l'égale lorsqu'il s'agit de s'enfuir. Lorsque le village elfe prend feu, il est le seul capable de fuir à temps. Reconnaissant envers Sylvina de l'avoir libéré, il se fait un devoir de la sauver. Ensuite, Sylvina, dont l'opinion sur les humains a été ébranlée par les propos de Kirkis, lui demande de se rendre à notre QG pour réclamer de l'aide aux mêmes personnes que Kirkis précédemment, et c'est ainsi que Mathiu est alerté de l'urgence d'agir et arrive à temps pour nous porter secours.


Inutile donc d'émettre des théories farfelues pour justifier le rebondissement, même si celui-ci est vécu à chaud comme un Miracle par le joueur. La plénitude émotionnelle atteinte à cet instant est donc renforcée par la satisfaction intellectuelle d'associer les pièces du puzzle pour reconstituer ce qui s'est passé en parallèle des événements vécus par le héros. Pour moi, le plus admirable là-dedans est qu'un personnage présenté comme un looser se retrouve le héros d'un des passages les plus bouleversants d'un jeu qui n'en manque pas, sans jamais que les caractéristiques qui font de lui un minable ne soient altérées pour en faire un héros. Au contraire, ces caractéristiques qui en font un loser dans un contexte général sont justement celles qui font de lui un héros dans un contexte particulier. Grâce à ce héros fort éloigné des sentiers battus, on ne retrouve rien de moins qu'une adaptation de la morale de la célèbre fable de La Fontaine, Le lion et le rat : " On a souvent besoin d'un plus petit que soi ".



* * *



Le rôle des anonymes.

On touche là à une spécificité de la série Suikoden qui me paraît être unique dans les RPGs, pour autant que je sache. La lâcheté, dans n'importe quel divertissement d'aventure, est l'apanage des ennemis fourbes et retors. Lorsqu'elle concerne un personnage jouable (PJ), elle est toujours la conséquence d'un traumatisme ou une source de scènes humoristiques, et l'aventure offrira à ce personnage l'occasion de surmonter héroïquement cette faille de circonstance qui ne sera alors qu'un lointain souvenir. Stallion, lui, est lâche par nature et par conviction. Autant dire qu'il ne servira à rien pour la suite du conflit armé. Néanmoins, on n'oubliera pas Stallion et on lui pardonnera sa foncière inutilité car sans lui, on n'aurait pas assisté aux retrouvailles entre Kirkis et Sylvina. Or c'est peu dire que les moments d'euphorie ne sont pas légion dans Suikoden, donc on apprécie ces instants à leur juste valeur.


Dans la plupart des RPG, le joueur est amené à contrôler uniquement des personnages "importants" de l'univers dans lequel l'histoire se déroule. Certes, le héros est fréquemment un pauvre hère, mais il se révèle systématiquement être un élu, un fils caché, ou quelque chose de plus compliqué comme Fei, le héros de Xenogears. Bref, un personnage au cœur même de l'intrigue, comme Terra dans Final Fantasy VI qui relie humains et espers. S'il peut être accompagné d'amis d'enfance non exceptionnels, les additions successives seront des princes (Edgar et Sabin), des généraux (Celes), des membres importants de mouvements impliqués dans le conflit (Locke), des magiciens dans un monde qui n'en compte presque plus (Strago et Relm)... Pas de paysans du coin, pourtant on ne peut plus concernés par le conflit ayant cours dans leur région. On peut rétorquer que cela s'explique par le fait que seuls ces personnages hors du commun ont les moyens d'influer sur les évènements, et que la mythologie a toujours fonctionné ainsi. Arthur, le frêle garçon paysan qui retire Excalibur, découvrira qu'il n'est autre que le fils biologique d'Uther Pendragon. Comme une fatalité, semblant vouloir dire que seul l'héritier légitime (fils du précédent roi) peut être l'élu de Dieu qui accomplit le Miracle, Excalibur n'ayant en définitive pour seule fonction de le reconnaître. Tous ceux n'ayant pas de lignage "supérieur" sont de fait exclus de la Légende de la Table ronde.


Il y a pourtant quelque chose d'incompatible à accomplir tous ces exploits avec un groupe réduit au minimum vital d'individus, alors que le camp ennemi compte d'innombrables soldats et petites mains avec un rôle précis mais sans identité bien définie. Limite malsain en fait, comme si le commun des mortels ne pouvait être qu'un boulet pénalisant à traîner. Les Suikoden ont l'ambition d'intégrer au groupe de PJ les habituels laissés pour compte, pour des raisons d'authenticité mais également d'idéologie. Stallion est loin d'être le seul PJ à ne pas paraître indispensable au groupe pour mener à bien les différentes actions. En réalité, Suikoden regorge de PJ à ne pas avoir de fonction décisive dans la révolution en cours. Mathiu affirme régulièrement que le mouvement de libération n'est perçu comme tel que s'il est porté par toutes les couches de l'Empire, c'est-à-dire tous ceux qui composeront la société après l'éventuel renversement du pouvoir en place. Y compris celles qui sont impuissantes à faire basculer le rapport de forces. Sinon, il ne s'agirait que d'un conflit entre deux armées. Cela suppose de convaincre des gens qui ont beaucoup à perdre en rejoignant le mouvement, mais également d'accepter ceux qui n'ont rien ou presque de concret à apporter dans le cadre du conflit. Tout individu qui subit la corruption de l'administration impériale doit se sentir représenté par le mouvement de libération, ce n'est qu'ainsi que ce dernier gagnera sa légitimité et aura le temps comme allié. On peut noter au passage que c'est le seul élément repris tel quel ou presque d'Au bord de l'eau, l'un des quatre romans fleuves (^_^) fondateurs de la littérature chinoise, qui a inspiré la série des Suikoden. Cela prouve bien que cet aspect de l'histoire est absolument intentionnel de la part des auteurs.


Outres les personnages directement impliqués dans le conflit, on recrute des PJ aux profils très divers. Il y a des PJ qui ont des compétences guerrières certaines, mais ne sont que de passage dans la région. On peut citer Lorelai, à la recherche de ruines Sindar, vestiges d'une civilisation ancienne qui pourrait être à l'origine des True Runes. Il y a également Clive, dont l'histoire avec Elza trouvera son dénouement dans l'épisode suivant. Et comment ne pas évoquer Pesmerga, véritable tank sur pattes dont l'existence toute entière semble intimement liée à celle de Yuber (je crains malheureusement qu'on ne découvre jamais le fin mot de l'histoire T_T) ? Pour faire court, des mercenaires qui apportent à la force de frappe du groupe sans intervenir dans les décisions, et qui joueront pour certains un rôle plus important dans un épisode ultérieur. Plus rare dans d'autres RPG, l'armée de libération incorpore des PJ incapables de se battre, et qui ne peuvent donc pas être sélectionnés dans le groupe de 6 combattants. Ces personnages aux compétences indispensables pour certaines missions (forgerons, médecins, faussaires...) existent dans les autres RPG, mais sans être des PJ. Ils y sont des PNJ, parfois anonymes, qui aident le groupe ponctuellement. Cela renforce l'idée que même un conflit armé n'est pas qu'une question de batailles, et qu'avoir un groupe étendu aux compétences les plus variées est un prérequis pour la victoire finale.


Le jeu va même plus loin en rappelant que pour gagner une guerre, il ne suffit pas de remporter les batailles, il faut également faire perdurer l'état de paix atteint après la fin du conflit, et que cela passe par l'implication d'autres personnes que les soldats qui ont permis de vaincre l'ennemi. On se retrouve ainsi à recruter des personnages non combattants qui n'interviendront jamais pour débloquer une situation. Des personnages de la société civile, qui ne se verraient même pas attribuer de nom dans un autre jeu, et qui n'ont aucun moyen de contribuer aux actions contre l'Empire qui les oppresse. Néanmoins, concernés et souhaitant participer à l'effort de guerre, ils vont tâcher de rendre service à l'Armée de Libération, et pour cela rejoindre ses rangs. On peut citer Marie l'aubergiste qui nous permet de nous reposer gratuitement au QG, les différents vendeurs qui centralisent toutes les marchandises et nous facilitent la vie, Gaspar le joueur, tellement mauvais (et riche ?) qu'il réduit à néant nos problèmes d'argent ou encore les cuisiniers Antonio et Lester qui, s'ils n'ont pas de fonction concrète dans le jeu, ont évidemment un rôle à joueur au quotidien pour une armée, même si ce rôle n'est pas pris en compte dans un RPG.


Je termine cette exposition des habituels oubliés des RPG par Sarah. Ah, Sarah... Qui peut me citer un autre jeu où on est amené à recruter une lingère ?! Le plus drôle (qui a dit pénible ?) dans l'histoire est que sans être un défi, son recrutement prend plusieurs minutes et se révèle un peu fastidieux. Outre l'idée de réévaluer l'importance de ces tâches ingrates, il y a un désir égalitaire derrière cette volonté d'intégrer tous les corps de métier dans le groupe. Tout le monde participe avec ses moyens et compétences, car c'est toute la société qui rejette le régime impérial, et pas uniquement un groupe réduit de héros libérateurs à la moralité irréprochable. Et la présence de chacune de ces 108 étoiles de la Destinée, si différentes les unes des autres, sera indispensable pour produire le Miracle qui verra Leknaat faire revenir Gremio d'entre les morts. Et oui, sans Sarah, pas de Gremio à la fin du jeu, et donc pas de Tyr dans l'épisode 2 !



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La caractérisation d'un personnage dans un RPG.

On vient donc de voir que pour des raisons très éloignées du simple remplissage, Suikoden propose au joueur de recruter pas moins de 108 PJ de tous types. À ce nombre colossal, il convient d'ajouter les PNJ assez nombreux, à commencer par deux personnages majeurs (Odessa et Ted) qui intégreront ponctuellement l'équipe sans faire partie des étoiles de la destinée. Tous ces personnages doivent être présentés, et recrutés pour les PJ, en l'espace de 30 heures environ pour une première partie complète. Énoncé ainsi, un tel cahier des charges paraît impossible à équilibrer. En effet, soit le développement des personnages phagocyte complètement le scénario et en alourdit péniblement le rythme, soit l'immense majorité des personnages sont transparents et le casting est purement fonctionnel. Dans les deux cas, la belle idée de mettre les anonymes à l'honneur se retournerait contre le jeu, comme une croix impossible à porter. Suikoden rejoindrait alors la litanie des œuvres basées sur un concept original et puissant, mais sans jamais parvenir à l'intégrer dans la réalisation, conduisant à une sensation de gâchis.


J'ai déjà discuté l'importance des personnages pour plonger le joueur dans l'intrigue du jeu, mais la caractérisation des PJ est également fondamentale pour les RPG dont l'histoire n'est qu'un fil rouge ténu qui sert presque uniquement à bâtir une conclusion. Dans Mana Khemia, le travail d'écriture a résidé majoritairement dans le casting et les interactions entre personnages par exemple. Lorsque c'est réussi, cela peut tout à fait suffire à emballer le joueur qui aura l'impression de partager le quotidien d'amis, et non de passer son temps à enchaîner lieux et combats. Le cosplay est en quelques sortes la consécration pour un personnage de fiction. En effet, un tel désir d'identification à un personnage, avec l'investissement en temps et en argent que cela suppose, traduit fatalement une réussite dans sa conception. Si Suikoden suscite intuitivement un scepticisme à ce niveau, c'est qu'on comprend bien que du temps est nécessaire pour créer une familiarité entre le personnage et le joueur. La méthode fréquemment employée à cette fin est de suspendre l'intrigue le temps de développer un personnage en particulier, indépendamment du reste de l'univers du jeu. La densité et le rythme du scénario de Suikoden ne le permet. Posé ainsi, le problème est insoluble. Et dans ce genre de situations, les seules options sont à chercher out "of the box". N'existe-t-il pas des moyens de caractériser des personnages qui permettent de respecter le cahier des charges imposé par les 108 étoiles en 30 heures ? Avant de pouvoir envisager répondre à cette question, il est indispensable de bien comprendre comment la majorité des RPG caractérisent leurs personnages, et pourquoi ils procèdent presque tous de la même façon.


Final Fantasy VII constitue un exemple canonique de développement de PJ dans un RPG story-driven. Le groupe est bâti sur une hiérarchisation claire des personnages en terme d'importance, à la fois dans le groupe et au sein de l'intrigue. Cloud, le personnage qu'on contrôle, est celui dont le jeu raconte l'histoire. Sa dualité avec Sephiroth et les mystères de son existence servent de fil conducteur à l'intrigue du jeu. Le duel final opposant les deux hommes relègue d'ailleurs les autres enjeux au second plan. Aerith et Tifa ont un rôle prépondérant dans le groupe, dans le parcours émotionnel de Cloud mais aussi dans l'intrigue. Les deux sont en effet intimement liées à Sephiroth/JENOVA, contrairement aux autres personnages. La raison d'être des Barret, Cid ou Red XIII est avant tout d'étoffer le groupe, Yuffie et Vincent étant même optionnels. Ainsi, le groupe présente une plus grande variété de personnalités et permet plus d'interactions, mais c'est avant tout la possibilité d'enrichir le gameplay, chaque personnage ayant des armes et des limites différentes. De plus, chaque joueur peut alors personnaliser son équipe active. Pour ces PJ secondaires, FFVII applique une recette afin que ces ajouts pour des motifs de gameplay s'intègrent à la dimension fictionnelle du jeu.


Dans un premier temps, le PJ est introduit dans le cadre d’événements du scénario. Pour Barret, il s'agit de la toute première mission du jeu qui consiste à faire exploser un réacteur Mako. Pour Red XIII, c'est le sauvetage d'Aerith, qui se trouve être co-détenue avec lui, dans la tour Shinra. Quant à Cid, on le rencontre chez lui alors qu'on suit la trace de Sephiroth. À chaque fois, le recrutement du personnage s'effectue dans la foulée de ces événements. Cela permet de recruter un personnage qu'on vient de voir en action, dans un contexte qui n'est pas choisi au hasard puisqu'il contribue à définir son tempérament. La fusée penchée et rouillée résume parfaitement l'état d'esprit de Cid au moment où il nous rejoint. De plus, la façon dont il parle à Shera, son assistante, nous fait comprendre en quelques lignes de dialogue qu'on recrute une grande gueule qui ne s'embarrasse pas de tact dans la forme, mais qui dans les faits a préféré sacrifier son rêve qu'une vie humaine. Son âge (32 ans, un vieux quoi !) et son design, clope au bec, vont dans le même sens, celui de l'aventurier aigri obnubilé par le ciel. Barret est en colère dès la première ligne de dialogue du jeu, et nous apparaît immédiatement obsédé par l'idée de se venger de la Shinra. Le physique de barracuda et le fusil mitrailleur à la place du bras droit viennent appuyer un caractère de bourrin qui réagit avant de réfléchir, trait qui ne se démentira jamais et qui colle à son activité d'origine : mineur (en tout cas l'idée qu'on s'en fait spontanément). Le jeu cerne Yuffie encore plus vite puis-qu’étant un personnage facultatif, son recrutement n'est pas intégré à l'intrigue. Tout d'abord, c'est elle qui nous trouve et non l'inverse, ce qui est le minimum qu'on puisse attendre d'une kunoichi (statut corroboré par sa tenue et surtout l'espèce de shuriken géant qu'elle tient à la main). Elle est plus jeune (16 ans) que le reste du groupe et sa scène de recrutement met en avant son hyperactivité et son infantile obsession des materias. On a donc, dès leur recrutement, des personnages aux contours bien définis.


Par la suite, lors de l'aventure, ils participent aux discussions et aux décisions du groupe, mais cela ne fait pas évoluer l'idée qu'on se fait d'eux. Ils se comportent comme on s'y attend d'après leur introduction. Toutefois, chacun bénéficie d'un arc scénaristique dans sa cité d'origine, pendant lequel sa présence dans le groupe est imposée. S'ensuit une confrontation avec son passé, à l'issue de laquelle il résout un conflit interne. On reconnaît là l'une des principales idées narratives de son illustre prédécesseur, FFVI. Jusqu'à ces arcs, le joueur était familier avec la personnalité du personnage, mais pas avec son vécu, les événements majeurs qui l'ont façonné ainsi. C'est lorsque la trace de Sephiroth nous conduit à Corel qu'on apprend les circonstances qui ont amené Barret à adopter Marlène et à posséder un bras-fusil, ainsi que les raisons derrière sa haine de la Shinra. De la même façon, le mystère entourant l'origine et le cynisme de Red XIII, ainsi que son nom, est levé lors de notre séjour à Canyon Cosmos, dont la nécessité scénaristique est au passage des plus ténues. Difficile d'affirmer qu'on "comprend" Yuffie après notre visite de Wutai, mais au moins a-t-on l'impression de cerner les raisons qui la poussent à récupérer le plus de materias possible. Cette mise en perspective permet d'aller au-delà des clichés qui composent l'identité de chaque personnage.


Au final, les informations dont on dispose sur ces personnages sont distillées quasi-uniquement durant deux passages distincts. Ces séquences de recrutement puis d'exploration des PJ secondaires se succèdent entre la sortie de Midgar et l'arrivée au temple des anciens. Seuls quelques intermèdes occasionnels dessinent en filigrane une ébauche des antagonistes, et donc des enjeux à venir. La nature systématique de cette construction scénaristique la rend un peu trop visible, mais son exécution réussit à véritablement donner vie aux personnages. Néanmoins, on comprend aisément que si FFVII avait du développer 108 PJ suivant le même schéma, la durée de vie aurait explosé au-delà du raisonnable. Dans certains Final Fantasy, comme le VIII et le X, le couple central prend tellement de place dans le scénario que le développement des PJ secondaires en devient dérisoire. A-t-on l'impression de vraiment connaître Quistis, Zell ou Selphie ? Ce sont des squelettes de personnages avec un trait de caractère et un type d'interaction avec Squall, rien d'autre. Ils n'ont aucune chair au point qu'ils ne remplissent même pas le rôle de faire-valoir de Squall et Linoa. Leur unique fonction est d'accompagner Squall en combat afin qu'il ne soit pas seul lorsqu'il sauve sa damsel in distress.


Pour parer à ce problème de limitation par le temps, il n'y a pas mille stratégies : il faut atteindre un plus haut niveau de densité de développement des personnages. L'ellipse et le hors-champ sont alors incontournables. Valkyrie Profile a poussé ce principe de caractérisation jusqu'au concept. Les Einherjars sont présentés juste avant leur recrutement, c'est-à-dire leur décès, et n'interviennent plus jamais par la suite, à de rares exceptions près. C'est extrêmement abrupt et répétitif comme procédé, pourtant cela n'empêche pas d'introduire des personnages fascinants et loin des clichés. Avec Aelia, Mystina ou encore Badrach, le joueur sait parfaitement à qui il a affaire sans connaître les détails de leur existence. C'est cette volonté de densité que les développeurs ont poursuivi avec la scène de recrutement de Rikku dans Final Fantasy X, mais sans la radicalité de Valkyrie Profile. Au tout début du jeu, elle aide un Tidus paumé. L'identité de Rikku est dissimulée par une combinaison de plongée et le langage incompréhensible des Al-Beds. Après une séparation accidentelle, Tidus est recueilli par le groupe accompagnant Yuna. On oublie complètement Rikku et les Al-Bheds, jusqu'à ce que ces derniers tentent de kidnapper Yuna. Dans la foulée d'un combat remporté contre Rikku, et sans la moindre justification, Tidus se sépare du groupe et tombe "par hasard" sur la jeune Al-Bhed, gisant au sol.


Ni Rikku ni le groupe n'ont œuvré pour cette réunion. Pire, ils se sont affrontés juste avant. Et pourtant, sans qu'il n'y ait le moindre motif de part et d'autre à joindre leurs efforts, ils ne se sépareront plus ! C'est pousser jusqu'à la caricature la nature toujours accueillante des héros de RPG, et cela décrédibilise profondément les personnages. La décision d'isoler Tidus avant la découverte de Rikku n'a rien d'anodin. Ainsi, Rikku est intégrée au groupe uniquement par le prisme de sa relation avec Tidus. Il est donc le seul à pouvoir admirer sa "transformation". Laissant le joueur dubitatif quant au port systématique de la combinaison par les Al-Bheds, Rikku l'enlève à la façon d'un strip-tease. Elle en sort entièrement habillée, de façon légère et coquette. On découvre une adolescente qui s'affiche un peu comme la fille spirituelle de Yuffie : plus jeune que les autres, plus petite, plus fine, un peu peste et infantile, et possédant un gant qui couvre une grande partie du bras gauche. Au passage, le gant apparaît mystérieusement au bras de Rikku au milieu de la séquence. Enfin bon, si ce faux-raccord était la seule incohérence du jeu, tout irait pour le mieux ! Et puis, certes le doublage US n'aide pas mais tout de même, elle minaude méchamment ("you big meanie").


Au final, elle n'existera dans la vie de groupe que par ses provocations envers Wakka et comme groupie supplémentaire de Tidus, afin d'appuyer l'évidence du couple Yuna - Tidus. Ce dernier la présente comme Al-Bhed, chose plutôt impopulaire dans le groupe compte tenu des événements récents. Néanmoins, une fois débarrassée de sa tenue, Rikku partagera autant de ressemblance avec une Al-Bhed qu'un papillon avec sa chrysalide. Cette partie de son identité est effacée, à peine mentionnée lorsqu'on visitera la cité Al-Bhed détruite, et le problème est résolu. Cette méthode pour évacuer un conflit ferait un bon sujet de psychanalyse ! Outre le fanservice qui crie son nom, cette scène donne vraiment l'impression que pour les développeurs, Rikku ne pouvait passer du statut de PNJ à celui de PJ qu'à condition de se déshabiller. Sa tenue sera encore bien plus économe en tissu dans l'épisode X-2, dans lequel elle tient l'un des rôles principaux. Il y a néanmoins un paradoxe à dépouiller Rikku de son identité Al-Bhed alors que la raison profonde de son ajout au groupe est que la population Al-Bhed y soit représentée, comme toutes les autres.


La scène définit la personnalité de Rikku en quelques secondes grâce aux archétypes courants de la pop culture japonaise. Son caractère de peste excitée qui manifeste subitement de la tendresse en présence de Tidus la classe comme tsundere. Le contraste avec Yuna est ainsi accentué jusqu'à la caricature, puisque cette dernière est l'incarnation de la Yamato nadeshiko, terme désignant l'ancestral idéal féminin japonais (jolie, douce, patiente, obéissante, maternelle...). Une simple évocation de ces clichés aurait suffit, puisque l'immense majorité des joueurs sont familiers avec. Néanmoins, toutes les interventions futures de Rikku, que ce soit ses actions ou ses dialogues, ne feront qu'appuyer l'archétype déjà défini. "Cette bonne vieille Rikku, elle n'a pas changé". Deux effets négatifs sont à déplorer : du temps de jeu est consacré à quelque chose d'inutile, voire agaçant (on nous répète quelque chose qu'on connaît déjà, un cerveau en éveil va s'irriter d'être mobilisé pour rien), et cela finit par dessiner un personnage monolithique en écrasant les élans de l'imagination qui chercheraient à le nuancer à sa convenance. Ce qui me contrarie le plus dans cette scène de recrutement est qu'elle balaie d'un revers de la main notre historique avec Rikku avec son changement de design. "Ah tiens, on s'est foutu sur la gueule tout à l'heure ? Et si on bossait ensemble dorénavant ?"


C'est une décision assez incompréhensible parce que le fait d'introduire un personnage bien avant son recrutement peut profondément influencer la façon dont on va le percevoir. SquareSoft a d'ailleurs exploité cette technique avec une redoutable efficacité dans le cas d'Aerith. Son visage sur fond d'étoiles est même la première image du jeu ! Impossible de ne pas s'interroger sur le rôle que ce personnage encore inconnu va jouer dans l'histoire. On la remarque une bonne demi-heure plus tard qui vend des fleurs en plein chaos, ce qui renforce l'aura mystérieuse qui l'entoure. Va-t-elle nous rejoindre ? Pas pour le moment en tout cas, ce qui suscite fatalement une petite frustration, et donc de l'impatience. Son recrutement a lieu après environ deux heures de jeu. Entre temps, on a fait connaissance avec Tifa, dernier membre du triangle central formé avec Cloud et Aerith. Le personnage de Tifa est tout d'abord bâti comme contre-point d'Aerith. Elle ne nous apparaît ni mystérieuse ni inaccessible. Et pour cause, elle attend bien sagement au QG du groupe en s'occupant de Marlène, alors qu'on rentre de mission. C'est l'amie d'enfance de Cloud. Elle a un an de moins que lui, et ils savent pouvoir compter l'un sur l'autre en toutes circonstances. Elle n'a d'yeux que pour lui, elle l'a fait recruter par AVALANCHE, et on devine aisément qu'elle n'a aucune autre expérience sentimentale. On l'identifie rapidement comme la girl next door. Aerith, un an de plus que Cloud, a été abandonnée enfant et la planète lui fait régulièrement la conversation, en toute simplicité. Elle sort d'une relation avec Zack et est traquée par les Turks sans qu'on sache vraiment pourquoi au départ. On se retrouvera plusieurs fois en situation de devoir sauver Aerith, et cette dernière désigne elle-même Cloud comme son garde du corps. Elle passe donc très vite pour la damsel in distress du jeu. Cette opposition est appuyée par leurs caractéristiques de combat. Tifa est plus grande (1m67 contre 1m63) et frappe les ennemis à mains nues. Aerith est la plus fragile des PJ et toutes ses limites sont défensives, ce qui en fait la guérisseuse du groupe.


Avec ces quelques détails qui prennent très peu de temps de jeu, le joueur initié est en terrain connu, celui du harem et ses multiples archétypes d'intérêts amoureux bien définis. Néanmoins, certains éléments semblent nuancer cette opposition classique. Pour traduire la jeunesse d'un personnage féminin, son design est habituellement moins marqué sexuellement, comme on a pu le voir pour Yuffie et Rikku. Or Tifa a une poitrine très volumineuse et porte une jupe courte, tandis qu'Aerith est svelte et vêtue d'une robe longue et rose, couleur généralement considérée comme attribut infantile. Pourtant, c'est Tifa qui manque d'assurance, Aerith étant nettement plus entreprenante avec Cloud. De plus, le cliché veut que la sagesse vienne avec l'âge. Alors certes, seules deux années séparent Tifa et Aerith, mais ce type de différence est toujours accentué pour être immédiatement perceptible. Il n'y a qu'à voir comment Rikku, 15 ans, se comporte comme une gamine et à quel point Yuna, 17 ans, pourrait enseigner le sang-froid, le sens du sacrifice et la vision à long terme à une classe composée de Gandhi, Bouddha et du Dalaï-Lama. Lulu, 22 ans, fait carrément office de mamie avec sa personnalité terne et dépressive et ses fringues sombres et épaisses dans un univers tropical. Pourtant, Tifa est raisonnable et maternelle, toujours attentionnée envers ses proches, mais aussi un peu introvertie et parfois mélancolique. Aerith, quant à elle, ne manque pas de malice. Elle est plutôt insouciante, avec une personnalité lumineuse, aucunement obscurcie en apparence par la tragédie qui semble la poursuivre. Elle fascine Cloud et le persuade de participer à des activités un brin puériles. Tifa manifeste d'ailleurs un peu de jalousie à son égard au début du jeu, car il ne fait aucun doute qu'Aerith l'éclipse. En ce sens, si on se réfère aux princesses Disney, Aerith est moins la petite sœur des Blanche-neige et Cendrillon qu'elle n'est la grande sœur des Raiponce et Anna.


Avec tout cela, je veux en venir au fait que le jeu déjoue les clichés pour nous obliger à les remiser au placard. La Fina de Skies of Arcadia est définie comme damsel in distress au début du jeu, mais contrairement à Aerith, notre perception du personnage n'évolue jamais. Dans les Tales of, on trouvera dans le casting toujours un personnage d'adolescente excentrique, de jeune femme (très) sérieuse, d'homme un peu plus âgé qui fait régulièrement la morale au héros... Ce sont toujours les mêmes personnages, auxquels on a changé quelques détails, à commencer par un relooking soigné. Jamais le joueur n'est déboussolé par l'évolution inattendue d'un personnage. Tout au long des dizaines d'heures que dure le jeu, Aerith et Tifa prennent suffisamment d'épaisseur pour dépasser ce statut de rôle à remplir dans une recette de casting pour RPG, et c'est entre autres pour cela qu'elles sont restées dans les mémoires et parfaitement identifiables. Au final, aucune romance ne naît réellement dans le jeu, et les rôles de Tifa et Aerith sont bien plus complémentaires qu'ils ne sont opposés. Elles cessent vite d'être concurrentes et une estime mutuelle naît entre elles. Aerith tire dans un premier temps Cloud vers le haut, dissipe son cynisme pour lui permettre d'agir. Par la suite, Tifa n'hésitera pas à plonger dans la fange mémorielle de son ami afin de le pousser hors de sa léthargie. Malgré l'épisode de drague au Gold Saucer, Cloud ne choisit jamais entre les deux jeunes femmes, il est sauvé par les deux.

En fin de compte, FFVII utilise des ficelles usées pour poser ses personnages, mais exploite la durée de l'aventure pour offrir un contre-pied subtil aux clichés initiaux. Est-il possible de parvenir à une caractérisation aussi nuancée en très peu de temps ?


20/09/2016
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